La domination du monde

Les choses se sont mises en route très rapidement. Yvan est venu chez moi une semaine après sa visite à mon cabinet muni de dossiers d'archives complémentaires. J'avais replongé toute la semaine durant dans son livre, le relisant plusieurs fois, l'annotant, le décortiquant. Je me suis mis au travail comme cela ne m'était plus arrivé depuis les examens de fac. J'ai consulté et trié chaque document, écouté chaque cassette, établi des schémas de recoupement, mis des visages sur des noms. Maintenant, je m'enthousiasmais pour l'immense culot et la parfaite originalité de son livre et m'étonnais, a posteriori, que les médias dans leur majorité ne l'aient finalement défendu que si peu de temps. Les enjeux de son enquête sur les milieux de la banque me paraissaient à présent dans toute leur colossale évidence. En dénonçant les tours de passe-passe des officines bancaires, Klébert avait fait très fort. Il démontrait par le menu comment les puissants de ce monde se gobergeaient sur notre dos en toute impunité. Et c'était à moi, le petit psychanalyste de province, un simple représentant de la société civile en somme, de reprendre le flambeau de son combat et, qui sait, peut-être de porter l'estocade contre les géants de papier monnaie.
Enfin, quand Klébert est venu me revoir pour la quatrième fois, nous avons posé les choses au clair.
- On est bien d'accord, ai-je dit, c'est toi qui me demandes d'écrire sur ta vie ?
- C'est bien ça, répondit-il calmement.
- Et de raconter à ma façon comment un homme comme toi se retrouve dans l'impossibilité d'exercer librement son métier d'enquêteur, repris-je.
- Je te demande simplement d'écrire sur ce dont tu es le témoin, compte tenu des informations qui sont maintenant en ta possession. Je n'interviendrai jamais sur le contenu ou sur la forme de ce que tu serais susceptible d'écrire. Je te le promets.
- Même si je te juge, même si ta matière informative peut me sembler à un moment donné sujette à caution ?
- Oui, même si je me trompe et même si j'ai tort, déclara Klébert. Même si tout ce fatras que tu as sous les yeux te paraît un jour une somme d'élucubrations compulsées par un fou paranoïaque.
Klébert saisit un papier et un stylo et retranscrit mot pour mot à une vitesse incroyable les termes de notre accord. En bas de chaque page, il apposa sa signature. Ce fut ensuite à mon tour de parapher le tout.
- Voilà, dit-il en insérant le papier dans une enveloppe, c'est ma vie, je te la donne, fais-en ce que tu veux. J'ai totalement confiance. Sache que si plus tard je veux revenir en arrière ou si je veux te convaincre d'arrêter, surtout ne m'écoute pas. Fonce. Écris.
Je ne l'ai pas quitté des yeux en lui reprenant l'enveloppe des mains. Je ne savais foutrement pas où toute cette histoire allait nous mener mais j'ai ressenti comme un parfum d'ivresse envahir tout mon être et recouvrir l'ensemble de ma peau. Il avait fallu que vingt années ans s'écoulent et que le temps achève de faire de nous des hommes pour pouvoir enfin réaliser nos rêves de jeunesse.
Dans un placard de la petite cuisine attenante à mon cabinet nous avons trouvé un fond de calva et nous avons trinqué à plusieurs reprises. Puisqu'à partir de maintenant j'avais le droit de tout savoir et de tout raconter, des tas de questions me brûlaient les lèvres. Comment avait-il procédé pour réunir toutes ces archives ? Par quel moyen avait-il réussi à faire parler tous ces gens ? D'où sortaient ces rapports confidentiels ? Pourquoi aucun autre que lui n'avait réussi à percer ces secrets ? Où se situait la frontière entre ce que l'on peut dire et ce qu'on nous fait taire ?