Enfant des lieux bannis

Il existe un mot pour tout. Nous appelions " embrouilles " ces rencontres où nous étions censés nous refaire le profil entre bandes rivales.
" Embrouilles". Un mot d'enfant. On aimait bien. Ça sonnait inoffensif.
C'était en juin 1994, presque un an après mes sept coups de couteau. Je conduisais un bataillon de mes complices, les CMP, à un rendez-vous avec une autre bande pour une remise de pendules à l'heure. Le métro était désert pour un samedi. Et il semblait bien lent à nos impatiences piaffantes. Nous étions en retard.
J'étais chef de bande. Et voilà où j'emmenais mes CMP, mes amis, mes frères.
On déboule sur le quai, à la station Javel, exactement au moment où une rame démarre. C'est bondé de gars aux têtes de loups.
Une cinquantaine de types.
Nous ne sommes que dix. L'embrouille devient embuscade.
Je sens que les choses vont mal tourner. Les autres nous avisent. Et nous visent, aussi : des flingues sortent de toutes les manches.
Les gueules des canons se tendent vers nous. Et instantanément, tous ces petits trous noirs se mettent à cracher la mort.
Il y a de tout. Des 357 Magnum, l'arme favorite du lascar, des automatiques, des saloperies au canon trafiqué à la scie, des Glock, des Beretta comme la police, et même, au fond, un énorme type engoncé dans une immense canadienne qui pointe sur nous un fusil à pompe. Ils ne visent pas, ils arrosent. L'air explose. Les tympans hurlent alors que les détonations s'éclatent contre la voûte du plafond.
Encore et encore. L'écho est atroce.
L'odeur piquante de la poudre bruine les yeux. Ça fouraille, ça crépite et ça grésille sans fin sur les murs. On sent les balles fuser. Un tonnerre de balles vicieuses. Et c'est nous les fines cibles de papier. La fumée épaissit comme dans un enfer.
Alors ils se jettent sur nous en vidant les chargeurs. Comme dans les films, la tête droite, le colt légèrement incliné au bout du bras tendu. Leurs yeux brûlentd'une folie mauvaise.
Immédiatement, nos armes répondent, on se jette à l'abri, au hasard, vidant les chargeurs à l'aveuglette. De l'artillerie lourde, personne ne finasse.
Ça arrête net leur avancée mais pas leurs tirs.
Je suis coincé avec Broxe derrière un distributeur. Nos épaules se touchent, on se tasse l'un contre l'autre. Quand l'un tire, l'autre est secoué. Soudain, il tourne la tête. Une balle vient raser mon visage. Ça claque, Broxe plonge.
Je le relève.
À la place de son œil gauche, je vois une béance viandeuse. À deux millimètres près, c'était moi...








*

Être issu d'un lieu banni peut être un malheur, pas une malédiction.
La chose qui compte, c'est jusqu'où tu es capable de voir.
Jusqu'où tu es capable d'aller pour cueillir tes rêves.


Je me souviens d'un enfant qui courait dans la poussière grillée du soleil du Togo.


Je me souviens d'un enfant dont tout le monde se moquait dans une grande cour froide, à la récréation, parce qu'il était vêtu de vieux habits de troc.
Je me souviens d'un enfant et ses huit frères et sœurs dans ce 28 m².
Je me souviens d'un enfant qui rapait dans sa cuisine sans table et qui était chef de bande.
Je me souviens d'un enfant qui a failli mourir dans des embrouilles à deux balles.
Je me souviens d'un enfant devenu sans-papiers, en qui le système ne croyait pas.
Je me souviens de cet enfant qui priait la justice.
Puis je me souviens de ce premier album et des concerts où l'on scandait mon nom.
Je me souviens de cet enfant qui se bat pour que les derniers gardent espoir et aient aussi leur chance de devenir des premiers.