À la poursuite de la lune

Il y a un petit bonhomme à bouille toute ronde (il n'est pas aussi grand que moi) avec un gilet et des cheveux bruns frisés, qui est une vraie légende chez Goggins. C'est le comptable de la direction, la direction étant le dernier étage du magasin où je travaillais. (Pardon, j'ai oublié de dire que Goggins est une version réduite de grand magasin, avec des succursales dans tout le pays. Je travaillais dans le rayon des matériaux, lançant des paillassons à la tête des gens.) La rumeur courait que si on atteignait l'ascenseur (comment dites-vous ascenseur en américain?) en même temps que Timmy Quigley – il s'appelle comme ça –, il valait mieux prendre l'escalier ou tout autre chemin, parce qu'il était mortel. J'ai demandé à une fille de préciser un peu ce "mortel" et elle m'a dit: "Oh, écoute... il te pelote grave." Je voulais en savoir davantage, mais elle a piqué un fard en faisant des gestes désespérés aux autres.Timmy Quigley était plus fort qu'il n'en avait l'air et si une fille montait dans l'ascenseur avec lui, il appuyait sur le bouton du sous-sol avant qu'elle n'ait pu réagir. Une fois au sous-sol, il actionnait le bouton immobilisant l'ascenseur pour quelques minutes. Ça sert à faciliter le chargement. Avant, les gars du sous-sol pouvaient être en train de charger trois palettes de paillassons dans la cabine et alors qu'ils allaient chercher les autres, quelqu'un appelait l'ascenseur au deuxième et il montait avec une seule palette, et remettre tout en ordre pouvait prendre un temps fou. Aussi a-t-on installé un bouton spécial permettant de bloquer la cabine au sous-sol et tous les autres appels sont ignorés. En plus, il est possible d'en ouvrir les portes ou de les garder fermées. Alors Timmy Nounours bloquait fille et ascenseur au sous-sol et se mettait au travail. Une main dans le corsage, l'autre dans la culotte et la bouche accomplissant un marathon de baisers bien baveux.J'ai répliqué mais pourquoi ne lui donnent-elles pas un bon coup de pied dans les couilles ? Mais la fille qui m'informait a lancé que ce "coup de pied dans les couilles" n'était qu'un mot et qu'elle n'avait jamais vu de fille faire cela.Il y a des cours où la technique s'apprend, vers l'arrière ou vers l'avant (je ne sais toujours pas ce qu'elle voulait dire par là), mais une nouvelle venue chez Goggins, de quinze ou seize ans, confrontée pour la première fois à ce pervers n'aura pas la présence d'esprit du coup de pied dans les couilles.Elle a répété que les filles les plus expérimentées prenaient grand soin de ne pas prendre l'ascenseur avec lui.Je me suis emportée et j'ai crié qu'elles devraient toutes le traîner en justice mais elles avaient tellement la frousse que j'ai laissé tomber.J'ai quand même juré de ne pas éviter l'ascenseur si Mr Quigley s'y trouvait et que s'il mettait le doigt sur moi, je le ferais inculper parce que je savais que mes parents me soutiendraient. En fait, j'ai peut-être pris l'ascenseur huit fois seule avec lui et il n'a jamais quitté son côté de la cabine et s'est comporté avec la plus parfaite courtoisie en parlant du temps.J'aurais adoré le frapper. Ce n'est pas marrant d'être à ce point moche qu'on soit négligée par un pervers notoire.