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Osmose
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Librairie Eyrolles - Paris 5e
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Osmose

Osmose

Yann Queffélec

288 pages, parution le 24/08/2000

Résumé

Sur une plage au crépuscule, des adolescents écoutent l'un d'entre eux raconter une histoire. Belle histoire ? Un crime. Désertas est un îlot pénitentiaire, nul ne sait où. Pierre vient d'arriver. Soumis à la loi des jeunes criminels, il doit parler. Devant ce public menaçant, il se pique au jeu théâtral de ses aveux au clair de lune.

Il découvre l'art de subjuguer, d'apitoyer, d'épouvanter ceux qui n'ont peur de rien, de manier suspense et rebondissements, de donner un sens aux destins bafoués, à commencer par le sien. Il raconte les riches heures où ses parents s'aimaient, où son père, un embobineur, croyait tirer les ficelles et répartir les rôles, où les secrets restaient secrets. Jusqu'au soir où sa mère disparaît. J'allais avoir six ans, les Delfonics tournaient, le vent secouait les rideaux, la nuit menaçait de tout emporter, je me réveillais dans un livre habité par des bûcherons réduits à manger leurs enfants, un rêve où mon père se profile à la manière d'un voleur, arrivant chez lui débraillé, pâle, sa veste noire parsemée de flocons ; il referme à clé, il va boire à l'évier avec le bruit d'un animal en train de mourir pendant que moi, je vois ses mocassins enneigés et son pantalon trempé. De nous deux lequel est le plus effrayé quand nos regards se croisent ? À dire ce qu'il n'a jamais dit, à revivre ce que la veille encore il voulait oublier, Pierre entre pour la première fois en lui-même, il ose affronter l'image titanesque du père, et se résout à lui ressembler.

Sommaire

Ce soir ou jamais, se répétait Marc en étreignant son volant. Il roulait un peu vite, admettons, et d'une manière qui pouvait nuire gravement à la santé. Il était impatient d'arriver chez lui, mais prudence. On ne meurt pas une veille de mariage. Il s'était mis sur son trente et un, refait une jeunesse. Elle avait dit : " N'oublie pas l'œillet à la boutonnière, le pschitt sous les bras... " Elle n'avait rien dit, elle s'en foutait. Cette fille ne pouvait pas le blairer. Il la voulait, elle non, l'épouser n'y changerait rien. Elle renaissait quand il partait, s'éteignait à son retour. Elle vivait à côté de lui sans le voir, elle déplorait qu'il n'en fît pas autant. Il était amoureux, pauvre idiot, amououououreux !... Elle disait : " Regarde ailleurs, Marc " et il regardait ailleurs à s'en choper un torticolis, là où elle était sûre qu'il n'irait pas lui piquer des reflets grimpant sur ses mollets nus, il n'aurait pas la moindre poussière dans l'œil. Chambre à part, nuits à part. Elle en haut, lui en bas. Pire que d'être seul : n'être pas désiré. Et pire encore : désirer dans son coin, la tête sous l'oreiller. Il l'épousait pour se la taper, en boucle et jour et nuit. Quitte à se faire gruger. Quitte à divorcer dans six mois. Entre temps, hue cocotte... Il baissa la vitre et respira l'air glacial, fort de tout ce froid qu'il volait à la nuit. Dieu qu'il aimait cette campagne obscure et cette rivière où il ne se passait rien, ce minable bled dans cette immense vallée. Il aimait plus encore Nelly, d'un amour à vif, étranglé. Ce soir elle allait raquer, lui payer cet amour qu'elle humiliait depuis des mois, aux crochets duquel ils vivaient grassement, elle et son horrible gosse. Deux sangsues. Terminé, les enfants. Donnant donnant. J'épouse maman : j'enfile maman. Dans moins d'une minute il verrait la maison parmi les tilleuls avec la cuisine allumée. Il aurait l'impression d'arriver chez une petite fée du logis, popote et bien mouillée sous la blouse. Il tomberait sur une Nelly sarcastique et renfrognée, beaucoup trop confiante et maîtresse du jeu, il entendrait chouiner Pierrot, le fiston bingo ! le fils-à-tout-le-monde et même à lui, Marc, assez jobard pour le reconnaître et lui donner son nom. Chaque nuit, montant faire un tour là-haut, il trouvait Nelly a ffalée en travers du lit, les baskets aux pieds, le gamin dans les bras. Mère et fils dormaient enlacés. Tout à l'heure il ne redescendrait pas, il prendrait son dû. Il n'aurait aucune pitié.Combien de fois avait-il déclaré la même chose, à la sortie du même tournant ? Des milliers. Retours foireux, nuits sans sommeil, petits matins où il écoutait craquer les lames du plancher au-dessus de sa tête, les robinets ululer et la brosse à dents roucouler dans la bouche de Nelly. Ce soir c'était différent. Il arrivait en tenue de mariage, et qui dit mariage dit consommation. Il s'était fait raser, couper les cheveux et manucurer, il s'était sapé : veste noire à boutons dorés, cravate et long manteau gris perle, il avait même acheté le cintre d'acajou. À se demander si Nelly le reconnaîtrait. Il lirait l'effroi dans ses yeux, il entendrait son cœur battre à travers sa douce peau nacrée.Nous y voilà, soupira-t-il en voyant le fil de l'eau briller entre les saules, et, par-delà, l'ombre fermée des collines.Il coupa le moteur et les phares. Il descendit en roue libre jusqu'au portail. L'asphalte luisait comme du poil de chat. Garé sous le mûrier, il ôta ses gants et se caressa le menton. Il avait changé d'aspect, ni plus ni moins. Comme elle. Il revoyait la Nelly du premier soir, la bonne fille aux pommettes écarlates, un grand tee-shirt Fruit of the Loom au ras des fesses. La nunuche intégrale. Après leur dispute elle avait disparu durant des mois pour revenir un jour métamorphosée, les yeux plus verts que jamais, belle à faire peur. Une autre femme. Il rouvrit les yeux. Pas le moment d'avoir l'air d'un gamin que le regard d'une femme brise en mille morceaux, pas le moment d'hésiter. Il attrapa son bouquet de fleurs.Dehors, il pensa que la température déclinait à vue d'œil. Cette petite pluie ne demandait qu'à se faire neige et verglas. Demain matin, pelotonné sous la couette, il découvrirait la vallée comme un enfant son premier Noël. Elle serait blanche et tapissée d'oiseaux morts. Il pourrait flemmarder au lit tant qu'il voudrait. Ce serait enfin le plus beau jour de sa vie.Ignorant le portail, il enjamba le muret du jardin. C'était silencieux à part la rivière invisible dans les fourrés. La maison n'était qu'à quelques mètres, silhouette massive où se découpait en bas la fenêtre éclairée. Elle aurait pu allumer dehors, pensa-t-il. Ça se fait quand on invite à dîner son futur mari. À moins qu'elle n'ait changé d'avis. À moins qu'elle n'ait filé avec Pierre, pas si bête, laissant juste un mot sous l'aimant du frigo. Adieu.Il monterait le col du manteau sur ses joues et il irait se coucher avec les oiseaux, les flocons.Tandis qu'il s'approchait de la fenêtre une ombre humaine en tomba, s'étirant démesurément sur l'herbe. Au même instant, derrière le carreau, Nelly parut se tourner vers lui. Les yeux baissés elle éminçait du cerfeuil avec des ciseaux trop grands pour sa main. Petit corps, va, belette... Beau spectacle celui d'une épouse aux casseroles attendant l'homme de sa vie. D'accord, il y avait sur la table ce grand bol, à moitié plein d'un truc vert, le dîner écolo du fiston. Il a le droit de bouffer, quand même, et d'avoir ses rots, de merdoyer librement son coulis d'épinards. Il n'en dormait que mieux, sans réveiller les morts ni les quéquettes frustrées à l'étage en dessous. Un soir que Nelly faisait manger l'enfant et que Pierre s'éternisait sur la tétine, il s'était moqué d'eux : " Ça y va, dis donc, il aime ça, est-ce que le père aussi ?... " Heureusement qu'elle n'avait pas entendu la fin. Heureusement qu'il n'avait pas sorti le fond de sa pensée : tu lui donnes le biberon pour ne pas lui donner le sein devant moi. Tu as bien trop peur que je me jette dessus. Chiche qu'il le faisait. Madame était délicate, elle n'aimait pas les types comme lui, les renifleurs, les mange tout.La marmite était sur le feu. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien cuisiner ? Il n'avait qu'à gratter au carreau, lui demander. Il n'en fit rien, il resta près de la fenêtre un moment, son bouquet de fleurs dans les bras. La pluie dévalait son crâne ratiboisé. Soudain Nelly leva la tête et regarda la nuit sans le voir. Il trouva qu'elle avait les yeux bien doux et n'en fut pas heureux. Une douceur née loin d'ici, gardée secrète, une caresse intime. Elle irradiait en lui par hasard. Elle cherchait au bout du monde une harmonie perdue, les yeux d'un homme qui la laisserait fondre en lui jusqu'au sang. Par-dessus les kilomètres ils avaient le même souvenir, la même excitation, au même instant. Il faillit casser la vitre.Quand il arriva par la cuisine elle était toujours devant l'évier, de profil. Elle ne put réprimer un soubresaut de carpe à sa vue.- Tu n'as pas rentré ta moto, Nelly, et il pleut.Elle avait une tomate à la main, lui son bouquet d'œillets trempé. Elle ne le giflait pas, mais son iris flambait de rage. Il était bouleversé lui aussi. Du regard il palpait sa poitrine et ses jambes où le caleçon noir adhérait comme une peau, ses baskets argentées à lacets rouges. " Pas mal, souffla-t-il, pas mal du tout. " Et pas mal non plus le rouge à lèvres. Une faveur inattendue. S'il déglutissait elle s'en rendrait compte, elle se méfierait. Il se racla la gorge et dit :- Tiens...Sur un vague merci, Nelly mit les fleurs dans l'évier. De son nouvel aspect, pas un mot.- Comment tu me trouves ?Elle retrouvait sa mine fière. - Pittoresque. C'est quoi, là ? dit-elle, un doigt sur la joue.- Une petite croûte... J'ai fait brûler ma verrue. Et mate un peu ça. Il sourit en poussant les lèvres en avant pour exhiber ses gencives. - Qu'est-ce que t'en dis ? - De quoi ? - Je me suis fait détartrer.Quand il se passait la langue sur les dents, il avait l'impression qu'on les avait remplacées par des olives. - Elles sont belles ? - Très belles. - Moins que les tiennes. Sans répondre elle souleva le couvercle de la marmite, libérant une exquise odeur qui semblait l'âme de cette maison. On était bien. Le couvert était mis, les deux bougeoirs de cuivre brûlaient sur le paréo qui servait de nappe. On était peut-être heureux, qui sait. On serait bientôt fixé. - À table, Marc. Grenouilles au beurre rouge.- J'adore, surtout les cuisses, dit-il en se frottant les mains. Il n'y avait pas de grenouilles en avril, sauf en solde au rayon du surgelé. Elles arrivaient d'Asie, recel de gangs pharmaceutiques internationaux. Il fallait avoir la foi pour tortorer ces embryons fourgués au marché noir.- Tu ne remarques rien ? - Je remarque un beau manteau, une belle cravate, une belle coupe de cheveux, il faut que je m'habitue. Il se pinça la lèvre supérieure à deux doigts et la tira en avant. - La moustache, Nelly, tu as oublié la moustache. J'ai failli te la rapporter, en souvenir, mais je n'étais pas sûr de mon effet. Vous êtes un peu fâchés, les souvenirs et toi. - Ça dépend. Tu comptes dîner dans cette tenue ?Il ôta son manteau, le coucha soigneusement plié sur la banquette et vint s'asseoir à table. Il était en veste noire, les trois boutons dorés attachés.Elle apporta la marmite et servit Marc. De la sauce gicla sur lui. Elle ne s'excusa pas.- Et ça ? demanda-t-il en désignant la bouteille qui rafraîchissait dans un seau de métal entre les bougeoirs. - De l'ouzo. Il ne touchait plus à l'alcool depuis six ans. Un vœu. Ce n'était sûrement pas ce soir qu'il allait repiquer. Il avait mieux à faire. - C'est quoi, cette musique de barjes ? - Les Delfonics. - Et Pierre ? - Il dort. - Ce gosse est né pour dormir, dit-il, les yeux levés au plafond.Il en était à sa troisième assiette et les ossements s'empilaient. Pas trop cuits, baptisés cuisses de grenouille, les embryons n'avaient pas mauvais goût. On s'en fichait plein les doigts. La sauce était loupée. Comment faisait Nelly pour ne pas se tacher ? Sur les ongles elle avait un vernis mauve et sur les avant-bras une crème pailletée. C'était lui qui payait les paillettes, les vernis, les crèmes, les caleçons. C'était lui qu'elle rembarrait comme un satyre à grosse langue émergeant des fourrés. - Parfait ton plat. Tu n'as pas lésiné sur la fécule.- Il n'y en a pas. - Alors sur la maïzena ? - Non plus. C'est une recette à toi. Une simple réduction. Tu ne te rappelles pas ? Il but un verre d'eau. Ce n'était pas de l'eau. - J'avais dit : pas d'alcool. - Pour trinquer. - À quoi ? - À ton fils. - Tu t'emmerdes vraiment pas !Il rit jaune et but une gorgée d'ouzo. La dernière. L'alcool, cette lave, il l'avait en horreur. Il s'était guéri tout seul après qu'elle l'eut quitté. Et maintenant elle voulait s'assurer qu'elle pouvait l'épouser sans danger, remonter dans son lit, faire miroiter ses lèvres sans qu'il ait à cœur de les déchirer. Petit corps, belette, pour qui me prends-tu ? Il leva machinalement son verre et regarda Nelly sourire à travers le cristal. Il vit ses dents, la chair de ses lèvres, il faillit l'implorer. Avançant la main sur la nappe il lui toucha l'avant-bras, une caresse de voleur qui la fit bondir de sa chaise. - Quoi ! dit-il vexé. - Ça donne la chair de poule. - À moi aussi, je ne m'en plains pas. Elle avait une drôle d'expression chavirée. Soit elle avait peur, mais de qui ? soit elle était bourrée. Est-ce qu'elle allait lui révéler ce soir l'identité du père de son gosse ? Il ne lui conseillait pas. Un autre jour, volontiers, quand elle aurait essuyé son rouge à lèvres et qu'il serait à même de lui river son clou. Soit c'était beaucoup plus intéressant. Elle cherchait à cacher son trouble. Avec ses grands airs, la gamine avait chaud aux fesses. - Trinquons, dit-elle. - On l'a déjà fait. - C'est ce que tu crois, marmonna-t-elle. Elle remplit son verre à déborder. Je suis en train de boire, se dit-il à moitié rassuré, mais cette voix n'était déjà plus la sienne. Il attrapa la bouteille et resservit Nelly, se resservit. C'est bizarre, un vœu. Ça meurt, comme un flocon sur le doigt. Au début c'est inoffensif et les dieux ne se vengent pas. Ils se moquent de vous. Qu'avait-il demandé ? Le retour de Nelly. Elle était là depuis six ans. Demain ils seraient mari et femme. Et tout à l'heure amants, bon gré mal gré. Il la ferait jouir, bon gré mal gré. Il avait la vie devant lui quand il aimait Nelly. Quand il ne l'aimait pas il était mort. Il était mort depuis six ans. À ta santé, petit corps. Les dieux l'avaient bien couillonné ! - La dernière fois que tu as mangé des grenouilles, Marc, c'était quand ? Elle n'était plus à table, elle tournaillait là-bas près du buffet, c'était épuisant. - Rassieds-toi, j'ai à te parler. - Alors, c'était quand ? Des questions, maintenant. Tout ce qu'il détestait. À partir de trois, il se sentait bombardé. À quatre, il perdait la mémoire. À dix, il s'endormait à poings fermés et mieux valait ne pas le réveiller. - Aucune idée. Je ne note pas sur un carnet les jours où je mange des grenouilles. - Tu devrais ! Tu devrais également défaire l'un de ces boutons, tu vas les arracher.- Les trois si tu veux, dit-il en ouvrant sa veste. À toi, belette, dézippe-nous un peu tout ça, pense à la nuit de noces... - Réponds d'abord. Elle commençait à le gaver. Chipoti chipota. C'était bien Nelly. Cheveux coupés en quatre et puis recoupés. Ce besoin d'ergoter avant d'aller au pieu. Elle couchait à bout d'arguments. Une fois sur le dos, on ne la tenait plus. Le bon vieux temps.- J'en sais rien et je m'en fous.- Tu t'en fous ? - Je ne te pompe pas l'air avec ta dernière bouillabaisse. - Un ton plus bas, Marc. Tu cries quand tu mens. Et puis essuie-toi la bouche. C'est elle qui crie. Elle s'est rapprochée de la table, l'air pas commode, elle reste debout.- T'as oublié, c'est ça ? Tu vis une ardoise dans une main, une éponge dans l'autre. Elle est toujours nickel, ton ardoise. Il la regardait par petits coups d'œil critiques, les yeux, le cou, les seins moulés par le jersey gris à petits boutons, les jambes.- Tu serais parfaite à la télé. Peut-être un petit effort sur le décolleté. - Toi, tu es parfait nulle part. T'as trouvé ? Elle était souriante et méchante, il flairait un piège. Il vida son verre d'ouzo dans la marmite et but la moitié d'une carafe d'eau.- C'est quoi ce plan ? - Je te mets sur la voie. On vivait un grand amour. - Si on vivait un grand amour, j'avais mieux à faire que de m'intéresser aux grenouilles. - Et ça, ça ne te dit rien ? Elle saisit la bouteille d'ouzo par le col, la brisa sur le bord de la table et lui agita sous le nez. - T'es dingue ! fit-il avec un mouvement de recul. Viens sur mes genoux. - Et ça ? Lâchant la bouteille, elle plongea la main dans la marmite et lui balança sur la veste une poignée de grenouilles. Il rit comme si l'on s'amusait bien. Heureusement qu'il avait bu. Il prit une paire de cuisses avec ostentation et les écarta lentement, comme au jeu du cric ou crac. C'était excitant. Cric : ce soir, crac : jamais. - Et toi, Nelly, ça ne te rappelle rien ? Imagine-la vivante, cette petite bête, en train d'enlever son caleçon, elle ressemble à qui ? T'as vu cette souplesse ? Il sépara les deux cuisses et voulut la prendre à témoin, mais il ne la vit pas. Elle était à la patère, elle se dépêchait d'enfiler son blouson de cuir fourré, pas gênée, il l'avait payé une fortune, il ne le prêtait pas. - Qu'est-ce que tu fous ? Elle était sanglée jusqu'au menton, elle partait sans un mot. Sa fiancée. - Attends, dit-il en se levant. Où tu vas ? Elle n'était plus là. La porte était grande ouverte. Il voyait un trou noir rayé de pluie. Si vite qu'il bondit, il arriva trop tard au portail. Le feu rouge de la moto s'éloignait dans la nuit. Température extérieure : 3 oC. Moral : 0. Les cadrans verts luisaient. Cent kilomètres-heure, cent vingt. Il doublait en cornant les poids lourds illuminés. Il se faisait saucer au passage et il cornait en se rabattant. Pas de Nelly. À combien pouvait-elle rouler sur sa moto pourrie ? Mise en scène, la soirée. Vengeance de femme. Elle ne l'abandonnerait pas comme ça. Ils ne s'abandonneraient ni l'un ni l'autre. Demain ils se diraient oui, comme prévu. Elle avait voulu ce mariage, elle l'aurait. Il la traînerait à la mairie. Il jurait en conduisant. Dans sa jeunesse, il avait confiance, il était né pour avoir cent ans, pour rester fort et droit. Dans sa jeunesse, les filles étaient des grenouilles, elles défilaient. Dans sa jeunesse Nelly n'existait pas. Fenêtre ouverte il étouffait et grelottait en même temps, se prenait les flocons en pleine figure et plissait les paupières. Au bout des phares les oiseaux, l'horizon bouché, les camions, les souvenirs. Il se les rappelait tous. Il avait engrangé rancune et soupçons jamais classés. Il pouvait revivre chaque dispute où la jalousie l'avait fauché. Leur grand amour, disait Nelly, leur bel et grand amour, si grand qu'elle était partie faire un gosse ailleurs, si beau qu'elle y retournait, mais où ? Avec qui ? Il tapa du front sur le volant. La dernière fois qu'il avait mangé des grenouilles ? Comme s'il y était. Hier, avant-hier, ce soir, il en mangeait tous les jours à tourner de l'œil. Une recette familiale, le beurre rouge, une simple réduction de bourgogne aux échalotes, on presse le beurre entre ses doigts, ça chatouille et ça ne s'oublie pas. Il y a des souvenirs qui vous font la peau.Trois cibistes lui barraient la route, trois gros culs. Un quatrième arrivait en mugissant derrière lui. " Allez-y, criait Marc, pliez-moi, pliez-le, mon 4 î 4 à pare-chocs intégral. Cric : je meurs, crac : je la tue. " Il repéra la sortie vers le col des Limites, et, quittant la voie expresse, il se retrouva dans la campagne. Il franchit le pont sur la Dive et dépassa la centrale, gros pâté blanchâtre au pied des collines, allongeant dans l'eau miroitante un reflet pointillé de feux rouges. Après la zone industrielle, il aborda la colline et la route grimpa. Dès les premiers lacets la neige se fit épaisse et la chaussée disparut. La seule lumière était celle des phares à travers les flocons. À moins qu'elle n'eût pris elle aussi l'embranchement du col, il pouvait dire adieu à Nelly. Il n'y avait aucun espoir de passer là-haut. À la rigueur il arriverait à temps pour ramasser dans la neige une grenouille transie, les cuisses raides, ayant besoin d'un massage cardiaque. Ton petit corps. Nelly. Il donna un coup de volant et l'embardée faillit l'envoyer contre la roche. Moins une, le ravin. On n'y voyait que dalle. La route fuyait livide entre les phares, elle zigzaguait. " À ramasser à la petite cuillère ", murmura-t-il en allumant la radio. Il baˆillait, les yeux douloureux. Évidemment qu'elle l'avait fait boire, évidemment qu'elle l'avait mis hors d'état de la prendre en chasse. Évidemment qu'elle avait tout calculé. En apparence il l'avait dans l'os, mais, contrairement à Nelly, il croyait dur comme fer aux imprévus. C'était la seule justice qu'il prenait au sérieux. Il secoua la tête et ferma l'œil gauche, une technique pour ne pas s'endormir au volant. La pensée change, l'esprit reste en éveil. Il se vit les ciseaux de cuisine à la main et ferma l'œil droit. Il avait toujours les ciseaux. Nelly lui passait des billets de banque et il les éminçait dans une casserole où bouillonnait une sauce rouge. Il changea d'œil. Il avait toujours les ciseaux. Il ne rêvait pas : il y avait un homme derrière elle. Ils s'embrassaient et, le bras levé, Nelly l'attirait par la nuque. Il rouvrit les yeux en poussant un cri.Son cœur battait à lui crever les tympans. Là-bas, voilée par la neige, une lueur. Il éteignit les phares et, ne voyant plus rien, les ralluma. La lueur de nouveau. Elle brillait au hasard des lacets. Elle grossissait et dansait, luciole, illusion, elle s'immobilisait. Quelqu'un venait vers lui. C'était bien une moto, c'était bien Nelly. Elle redescendait, tête nue, jambes écartées, talons dans la neige, elle roulait au milieu de la route, éclaboussant les ténèbres, une cinglée. Viens, ma grenouille, viens m'épouser, viens chercher ton alliance et ton fric. Un tournant la cacha, puis elle reparut toute frêle, oscillant au bord du ravin. Un œil après l'autre, il la voyait arriver à sa rencontre et cherchait des mots pour l'attendrir, ton petit corps. Il coupa les antibrouillards, ébloui par le phare de la moto qui se faisait énorme en face de lui, un disque lumineux où se montrait tout hérissée, la chevelure de Nelly. Elle n'était plus qu'à une vingtaine de mètres, elle essayait encore de l'éviter, de se faufiler par le côté. Soulevant les mains du volant, Marc laissa la direction mal réglée déporter la voiture à gauche et ferma les yeux. Quand il les rouvrit, le 4 î 4 était arrêté au bord du ravin. Il ralluma les phares et descendit. Appuyé contre la tôle tiède il cherchait le point lumineux. La neige tombait sans bruit dans l'obscurité. Dans quelques secondes on ne verrait plus aucune trace. Rentré chez lui, les Delfonics tournaient toujours. Une dernière bougie brûlait sur la table. Il alla droit au buffet. Il ne manquait pas un billet dans le tiroir. Il but une gorgée d'ouzo, mit les fleurs dans un vase et fit la vaisselle. Une purée, cette sauce, une glu, fécule et maïzena, quelle saloperie, la marmite était fichue. Comme il enlevait la nappe il sentit une présence à ses pieds. Baissant la tête, il croisa le regard ahuri d'un petit garçon en pyjama. - Elle est où maman ?


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Caractéristiques techniques

  PAPIER
Éditeur(s) Robert Laffont
Auteur(s) Yann Queffélec
Parution 24/08/2000
Nb. de pages 288
Format 13.6 x 21.5
Couverture Broché
Poids 344g
EAN13 9782221088234

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