Tokyo station

Le sang coulait le long de son cou et sous son chandail. À l'école, leur moniteur manchot, le sergent Sato, entraînait les garçons au maniement de la baïonnette en utilisant des tiges de bambou. Il les faisait marcher jusqu'au terrain de base-ball, équipés de gilets molletonnés et de casques en osier, pour leur enseigner la botte et la parade. Gen était devenu un excellent attaquant. Harry, perpétuelle cible puisque unique gaijin de l'école, était passé maître dans l'art de l'autodéfense. Hajime brandit de nouveau sa lance. La pointe frôla le crâne de Harry avant de rebondir contre la porte. Gen brisa d'un coup le bâton de Harry, puis le frappa si fort à l'épaule que le choc lui laissa le bras engourdi. Acculé contre la porte, Harry essayait de se défendre avec les deux morceaux de son bâton, mais les coups pleuvaient de plus en plus fort tandis que Gen répétait: "Rends-toi ! Rends-toi!"Comme par magie, la porte s'ouvrit. Harry bascula en arrière sur une pile de chaussures hétéroclites avant de s'étaler sur un tapis de roseau. Dans son champ de vision : un homme décharné, en costume noir et béret basque, et des femmes en jupette de satin, couronnées de carton, avec des cigarettes qui pendaient entre des lèvres stupéfaites. Il flottait dans l'air une lourde odeur de tabac, de talc, de serpentins antimoustiques et de parfums impuissants à masquer les relents de transpiration des danseuses. L'homme tenait entre ses doigts peints en rouge, bleu et noir un fume-cigarette en ivoire. Il inclina sa chaise pour dénombrer Gen, Hajime, Tetsu et les jumeaux Kaga groupés en haut de l'escalier. – Dites-donc, qu'est-ce que vous cherchez à faire? À le tuer? À cinq contre un? Vous estimez que c'est un combat équitable? – On jouait, expliqua Gen.– Le pauvre garçon est couvert de sang! Une des femmes s'agenouilla auprès de Harry et lui essuya le visage avec un linge humide. Il remarqua que ses sourcils maquillés dessinaient de parfaites demi-lunes.– Il n'est même pas japonais, lança Hajime par-dessus l'épaule de Gen. La femme réagit si violemment que Harry eut peur qu'elle ne le laisse tomber comme on lâche une araignée. – Regardez ça, il a raison.– C'est le fils du missionnaire, précisa une autre femme. Il traîne toujours dans la rue avec cette bande. Un homme coiffé d'un canotier apparut. – Ma foi, fit-il en riant, on dirait que la bande s'en est prise à lui. – C'était juste pour jouer, intervint Harry. – Il les défend? s'étonna l'homme au béret. Ça, c'est de la loyauté! – Il parle japonais? remarqua alors quelqu'un, qui se pencha pour observer plus attentivement Harry.– Un peu, dit Gen.La femme au chiffon mouillé s'interposa:– En tout cas, votre victime n'ira nulle part tant qu'elle continuera de saigner. Malgré les brûlures sur son crâne, Harry supportait plutôt bien de se trouver entre les douces mains d'une danseuse aux yeux en demi-lune, aux épaules blanches et nues, et coiffée d'une couronne en carton, ainsi que d'être déchaussé par une autre comme un soldat blessé au combat et emmené à l'écart du champ de bataille. Il détailla la pièce exiguë, les miroirs et les paravents, les costumes étincelants pendus à des cintres et les photos de vedettes de cinéma punaisées aux murs. Les nattes qui tapissaient le plancher étaient jonchées de cosses de cacahuète, d'écorces d'orange, d'horoscopes trouvés dans des gâteaux et de mégots de cigarette.– Achille, reste ici. (L'homme au béret sourit comme s'il avait lu dans les pensées de Harry.) Les autres, cassez-vous. C'est un théâtre ici. Vous ne voyez pas que vous êtes dans un vestiaire de femmes? C'est privé. – Vous y êtes bien, vous, fit remarquer Gen.– C'est différent, rétorqua l'homme au canotier. Lui, c'est un artiste, et moi je suis le directeur. Ouste, décampez!– On attendra dehors! lança Hajime d'un ton menaçant, appuyé du bas de l'escalier par les gesticulations belliqueuses des jumeaux. Harry leva les yeux vers la femme qui tenait toujours le linge humide. – Quel est votre nom?– Oharu.– Oharu, est-ce que mon ami peut rester aussi? demanda-t-il en désignant Gen. – Un ami? s'étonna-t-elle.– C'est l'esprit japonais, ce qu'on appelle l'esprit Yamato, expliqua l'artiste. Loyal jusqu'au bout et sans raison. – Mais il n'est pas japonais, protesta le directeur. – Être japonais, c'est agir en Japonais, déclama l'artiste en riant de toutes ses dents jaunes.– Il peut rester? insista Harry. – D'accord, acquiesça Oharu en haussant les épaules. Ton ami peut attendre. Il te ramènera chez toi. Mais rien que lui, personne d'autre.– Laisse tomber, souffla Hajime à l'oreille de Gen. On l'aura plus tard. Gen hésitait sur le seuil. Il remonta ses lunettes d'aviateur sur son front comme s'il venait de découvrir les femmes entre les coussins et les miroirs, les Westminster à bout doré, les Kleenex et les houppettes, les hommes au sourire sardonique, juchés sur leurs chaises et émergeant d'un nuage de fumée agité mollement par un ventilateur fixé au plafond. Gen se tourna vers les garçons massés dans l'escalier, tendit son bâton de bambou à Hajime, ôta ses sabots pour entrer dans la pièce et referma la porte derrière lui. – Comment se fait-il que tu parles japonais? demanda l'artiste à Harry.– Je vais à l'école.– À l'école japonaise?– Oui.– Et tu t'inclines chaque jour devant le portrait de l'empereur?– Oui.– Extraordinaire. Où sont tes parents?– Ils sont missionnaires, ils voyagent.– Pour aider les âmes japonaises à trouver le salut?– Je pense.– Remarquable. Eh bien, soyons équitables et tentons à notre tour de faire quelque chose pour ton âme pendant que tu es ici.