J'ai bien connu le général

Rarement je parlais politique avec Mongénéral. Parfois, pourtant, je dérogeais au principe que je m'étais fixé. En mai 68, par exemple. Je l'avais convaincu, non sans mal, de venir discuter avec les étudiants en révolte. Ça ne s'est jamais su, mais je puis le révéler, maintenant. J'avais organisé une petite soirée. C'était facile pour moi. J'avais connu Cohn-Bendit au Chilly-Mazarin FC. Le club marchait bien, nous étions en promotion de ligue. Plus tard, il reniera cette pratique ("Le sport, nouvel opium du peuple"). Mais je l'affirme, bien haut, sans peur des démentis: Cohn-Bendit était un excellent arrière latéral (qui n'hésitait pas parfois à pratiquer le tacle par derrière). Il y avait là une bande de jeunes avachis contre le mur, certains en tenues indiennes, d'autres en treillis militaires. Le pick-up jouait "Ummagumma" des Pink Floyd. Un pétard tournait. Serge July était là, ainsi qu'un jeune chevelu plutôt coincé qui se fera connaître sous le nom de Laurent Fabius. Mongénéral se présenta sans chichis :– De Gaulle, fit-il simplement. Puis il s'affala contre un mur, à même le sol – l'affalement était à la mode en ce temps-là – et se mêla aux jeunes, comme s'il avait été l'un des leurs. Bien joué! admirai-je in petto.Quand retentit un jerk, il se leva. Il adorait le jerk. Bien sûr, ce n'était pas un jerkeur de première, ainsi qu'il le reconnaissait: "Le jerk et moi, ça fait deux!" observait-il non sans humour. Ah! Il fallait le voir bouger son grand corps malhabile et agiter ses grands bras, plus aptes à tancer les généraux félons qu'à se dandiner au rythme d'une musique négro-américaine! Mais ses efforts attiraient la sympathie, et je vis d'ailleurs plus d'une poitrine féminine se soulever un peu plus vite. La glace semblait rompue. Mais, trop sûr de lui, c'est en une phrase qu'il détruisit le début de confiance qu'il avait réussi à instaurer!– Alors, qu'est-ce qui se passe, les jeunes? avait-il attaqué bille en tête, mais bonhomme, toutefois. Vous êtes des privilégiés, qu'est-ce que vous voulez de plus?– Justement on ne veut rien! avait lancé Serge July, pas du tout impressionné par la stature historique du gaillard. – Mais non, on veut tout! avait répliqué une jeune passionaria dont les seins pointaient librement sous le T-shirt Jimi Hendrix.– Il faudrait savoir! avait grommelé Mongénéral.– Nous voulons abattre l'impérialisme américain dont vous êtes le valet! avait récité un troisième qui deviendra plus tard créatif chez Publicis.– Relisez mon discours de Bayeux, jeune galopin! s'était insurgé Mongénéral; j'ai toujours prôné le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ! Car je suis contre tous les impérialismes, d'où qu'ils viennent...Et si je souligne "tous", c'est qu'il l'avait lui-même souligné dans l'air d'un index impérieux. Un "Hahaha" unanime et moqueur avait accueilli cette profession de foi. Mongénéral s'était alors lancé dans un exposé prophétique:– Castro, Mao, c'est de la foutaise! Et le communisme n'est qu'un épiphénomène, à l'échelle de l'histoire! Je vous fiche mon billet qu'avant trente ans, tout ça aura disparu! Et qu'est-ce qui restera? La géographie. L'Europe redeviendra ce qu'elle a toujours été: un agrégat de nationalités disparates incapables de vivre ensemble, avec toujours ce foutu problème des Balkans! Alors vous me faites bien rire, avec votre lutte des classes! Cela dit, Hara Kiri Hebdo est parfois drôle... Sans doute par provocation, un jeune audacieux lui avait passé le pétard.– Ça tombe bien, c'est bientôt le 18 Juin! avait plaisanté mon ami tout en déclinant l'offre, montrant ainsi qu'il n'était pas ennemi de la très mauvaise boutade.Profitant de cette connivence retrouvée, il avait cru pouvoir suggérer:– Et maintenant, les jeunes, il faut se remettre au travail et passer vos examens!Patratrac! Que n'avait-il pas dit là, le Gigantesque! Ce fut un tollé, comme rarement on en vit, de tollés: "Et pourquoi faire? Participer à l'exploitation des masses? Devenir les gardes-chiourme du patronat? Les valets du Grand Capital?"– Pas du tout! s'était défendu Mongénéral, J'ai justement un projet de participation...Nouveau tollé, encore plus tolléiforme que le précèdent! – Projet creux! Alibi!– C'est vrai, reconnut Mongénéral en baissant le nez, mais c'est la faute de Pompidou...Plus tard, alors que nous roulions en voiture, il avait constaté non sans un certain à-propos:– Les jeunes ont bien changé depuis 1912... Et il avait poursuivi:– Ce sont des galopins. Ils finiront comme leurs parents, directeurs d'usines, avocats ou sénateurs! Je ne comprends pas comment ils ont pu faire peur à Pompidou... Qu'est-ce que tu en penses?Je n'étais pas très optimiste.– Espérons que les communistes ne s'en mêleront pas; sinon, ça sera la chienlit!Il avait sursauté.– La quoi?– L'anarchie, la pagaille... La chienlit, quoi!Il m'avait regardé, soupçonneux.– Et d'où tu connais ce mot-là, toi?– C'est un mot que j'ai toujours entendu! Depuis mon enfance! – C'est très bien, chienlit! Je sens que je vais m'en servir!Ça m'aurait étonné. Ce n'était pas la première fois qu'il me piquait une expression. Voilà une chose qui m'énervait toujours chez lui : son côté moi d'abord! Devant mes sourcils froncés, il précisa, avec un sourire gêné:– Si tu permets, bien sûr... Comment pouvais-je refuser? Alors, heureux comme un enfant, il se mit à articuler: "Chienlit, chienlit..."