Le secret de l'automate

–; Tu as apporté l'arsenic ?
–; Oui.
–; Alors quoi ? À quoi peut servir de l'arsenic, sinon à faire passer quelqu'un de vie à trépas ?
–; Je ne sais pas...
–; Plus vite nous nous mettrons à l'ouvrage, plus la tâche sera aisée.
Kempelen tendit la main. Stegmüller sortit lentement le petit flacon brun de la poche intérieure de sa redingote et le posa dans sa paume ouverte.
–; Comment l'administre-t-on ?
–; Par voie orale... mais dans ce cas, il faut que la dose soit très forte et le poison met plusieurs heures à agir... L'autre solution est de l'introduire directement dans le sang, en pratiquant une incision dans la peau ou en ouvrant une veine.
–; Et dans ce cas, la mort est rapide.
–; Comme l'éclair.
–; Fort bien, procédons ainsi. As-tu un scalpel sur toi ?
Stegmüller secoua la tête. Kempelen se dirigea vers son établi et attrapa un petit burin. Il le tendit à l'apothicaire.
–; Que veux-tu que j'en fasse ?
–; Ce que tu viens de m'expliquer.
–; Moi ?
–; Tu t'y connais mieux que moi.
–; Non. Je regrette, je ne peux pas faire cela.
–; Personne n'en saura rien.
Stegmüller regarda Kempelen bien en face.
–; Non. Au nom de Dieu, non, non et encore non ; je ne le ferai pas. Tu peux garder le poison et mon savoir, et agir toi-même si ce geste ne te rebute pas. Jamais je ne tuerai un être humain.
–; La loge...
Stegmüller leva les deux mains devant lui.
–; Aucune loge, et rien au monde n'est assez précieux pour cela. Quand bien même on me nommerait duc. Le salut de mon âme m'est plus cher. – Stegmüller reposa le burin. – Je m'en vais.
Il fit demi-tour et disparut dans la cage d'escalier. Kempelen l'entendit dévaler les marches en trébuchant. Puis le silence retomba sur la maison.
Il ouvrit le poing, et le petit flacon apparut. Reprenant le burin, il s'agenouilla à côté de Tibor, muni du poison et du couteau. Les mains du nain étaient croisées dans son dos. Kempelen remonta légèrement la corde pour dégager le poignet. Trois veines bleues couraient sous la peau. Il brisa le sceau qui maintenait le bouchon sur le goulot, et ouvrit le flacon. Il le reposa. Puis il prit le burin et posa la lame d'abord sur une veine, puis sur les trois. Il le retira, appuya de deux doigts sur le poignet et, bien qu'il tremblât, il sentit battre le pouls de Tibor. Il remarqua également que son dos s'élevait et s'abaissait au rythme de sa respiration. De nouveau, il approcha la lame. Il l'appuya, puis la retira. Pas une goutte de sang. Le ciseau n'avait même pas entamé la peau. On ne distinguait sur le poignet qu'une fine ligne blanche, due à la pression. Ou bien Kempelen n'avait pas exercé une pression suffisante, ou la lame était émoussée. Ses yeux se reposèrent sur la main. Cette main qui commandait le bras du Turc... La ligne blanche avait déjà disparu. Kempelen enfouit son visage dans ses deux mains et poussa un profond soupir.
Il ouvrit le débarras dans lequel l'automate était rangé, puis l'automate lui-même et, tirant et poussant, introduisit Tibor garrotté à l'intérieur, là où il avait passé tant d'heures au cours des six derniers mois. Puis il referma toutes les portes du buffet, poussa la façade de l'automate contre le mur et bloqua les roues. Quand il sortit du débarras, le Turc fut plongé dans les ténèbres. Kempelen verrouilla la porte et posa une poutre en travers. Il rangea le burin, serra l'arsenic intact dans son secrétaire, éteignit la bougie et referma la fenêtre de la chambre de Tibor. Puis il descendit à la cuisine se préparer du café, emportant la cuvette contenant le linge imbibé de narcotique. Dehors, il s'était mis à pleuvoir.