Résumé
La Pescheria est l'un des derniers libres territoires des expropriés de Venise : les Vénitiens. Les mouettes chapardeuses vous y frôlent. Les marchandises qu'on y expose ravivent la mémoire de l'ancienne opulence, des anciens comptoirs, de l'ancien empire. Elles sont comme les offrandes d'un passé glorieux aux survivants du déclin. "Vous ne le reconnaîtriez pas si vous le rencontriez ici !" La Comtesse, qui a fait la connaissance du restaurateur sous les arcades du bâtiment, raconte en riant que, devant les bourriches d'huîtres et les coquillages, les oursins, les pyramides de langoustes, de crevettes, de gambas et de scampi, de granceole, de cappelunghe, de crabes (parfois mous : moeche), de calamars, devant le thon frais débité "en tranches rouges" que chantait Théophile Gautier, devant les bancs de bars, de soles, de seiches, d'anguilles, de trilles, de turbots, de gobies, de queues de lotte, de rougets, d'esturgeons, de sardines, de dorades des Pouilles toutes luisantes, flanquées d'espèces plus insolites, le terrible Giuliano lui-même se sent intimidé. Elle évoque aussi ces visiteurs, amoureux fous de la ville, qui, bien que logés à l'hôtel, ne peuvent se retenir d'acheter quelque chose, afin de se donner l'illusion de participer à la vie locale, de réaliser en miniature et à l'éphémère un vieux rêve, à jamais compromis, de s'établir un beau jour quelque part, campo San Margherita par exemple, campo San Polo, ou sur les Zattere, encore si songeuses, ou, juste en face, dans la douceur cafardeuse de la Giudecca, d'où l'on assiste au miracle permanent de la ville-théâtre. Ils iront plus tard rendre à la mer ce précieux talisman.